Merveilleuse merveille a passé la semaine chez sa grand-mère, au Saguenay. Nous y sommes descendues, toutes les deux, pour la fête de mon petit frère, Fait-chier Frèrot. Six heures de route, sous la pluie, mais des conversations passionnantes avec ma fille, qui devient de jour en jour une pré-ado articulée, avec un regard neuf et critique sur la vie en général. Pas encore tout à fait des conversations d’adultes, mais pas mal plus intéressantes que bien des conversations de bureau.
Une belle fête surprise, organisée par Beautiful Belle-soeur, qui a réuni une cinquantaine de personnes. Revoir des cousins à qui je n’avais pas parlé depuis 20 ans, se promette de se revoir bientôt, et faire des mammours à Fabuleux filleul m’ont redonné de l’énergie.
Quant Merveilleuse n’est pas là, j’en profite pour me mettre à jour au bureau. Cette semaine, j’ai formé ma nouvelle équipe de gestion et nous avons passé une journée complète à établir notre feuille de route pour la prochaine année. Des gens engagés, passionnés, compétents, qui me redonnent espoir en ce que nous sommes en train de bâtir ensemble.
La ville, qui bat ces jours-ci aux rythmes des festivals, se pare de couleurs, de sons et d’une certaine légèreté, malgré la chaleur étouffante et les orages violents de fin de journée. Mercredi, j’ai quitté plus tard, après un de ces orages. L’humidité qui montait du sol était pesante, les passants marchaient vite, en quête d’un peu de fraîcheur. Moi aussi, je marchais vite, pressée pour ne pas rater le dernier train de banlieue.
Un homme, que j’ai d’abord pris pour un itinérant, m’a abordée. « Do you speak english? » m’a-t-il demandé. Voyant que oui, il s’est alors mis à me raconter la plus abracadabrante des histoires. Parti d’Halifax la veille, en route pour une opération à Portland, la compagnie d’autobus a perdu ses bagages lors du transfert à Montréal. Sans eux, mais surtout ses médicaments, il ne pouvait continuer. La compagnie lui a payé une chambre à l’hôtel adjacent au terminus, et lui a remis 3 coupons pour des repas au resto. Malheureusement pour lui, sa maladie l’empêche de manger de la nourriture solide. Or, la compagnie n’a jamais voulu échanger les coupons contre de l’argent.
Une histoire d’alcoolo, me suis-je dit. L’homme, raide maigre, crasseux, les dents avariées, en avait tout l’air. Il quête quelques dollars pour aller boire. Mais quelque chose dans son regard m’a arrêté. Il a alors soulevé son chandail, en pleine rue. L’horreur. Une masse, grosse comme une boule de quille, déformée, pleine de veines tortueuses, sur un corps décharné, les côtes saillantes.
Il avait dans ses mains un papier, celui de la compagnie d’autobus. Un autre, plein de numéros de téléphone et d’adresses: hôpital Royal Victoria, la maison du Père, la Old Mission Brewery. Le numéro de téléphone de la RAMQ. Il a continué en disant qu’il était allé à l’hôpital, le matin, pour recevoir des médicaments. Que parce qu’il n’avait pas de carte soleil, l’hôpital avait d’abord refusé de lui en donner, mais qu’à force d’insistance, l’infirmière avait communiqué avec son hôpital en Nouvelle Écosse et lui avait remis sa dose de chimiothérapie et ses antidouleurs pour la journée. Que personne ne voulait lui donner d’argent, et qu’il ne pouvait rien faire pour échanger ses coupons repas. Que la seule chose qu’il arrivait à garder était du Glucerna (liquide protéiné pour les diabétiques) et que les pharmacies ne voulaient pas lui en donner. Qu’il n’avait que 2$ en poche et que les 3 cannes dont il avait besoin coûtait 28,42. Qu’à part les médicaments et l’eau qu’il avait bu, il n’avait rien ingurgité depuis la veille, puisque ses provisions étaient dans ses bagages maintenant rendus à Campbellton. À ce point, les larmes se sont mises à couler sur ses joues.
Une telle abondance de détails, les deux papiers raturés et ces larmes m’ont convaincue. Et puis, même s’il me mentait, il était évident qu’il souffrait et qu’il était à bout. Il n’avait rien d’un saoulon en manque d’alcool ou d’un dopé en sevrage. Ses bras nus, décharnés ne portaient pas de trace de piqures. J’avais devant moi un homme malade, à bout, dans une ville inconnue qui lui semblait bien inhospitalière.
J’ai ouvert mon porte feuille et lui ai donné le 15$ qui me restait. Au diable s’il est allé boire. Ses larmes ont redoublées. Je lui ai dit que j’étais désolée de ne pouvoir faire plus. Il m’a alors dit, d’une voix chevrotante: « Can I ask for something else? You can say no, you know. » J’ai regardé ma montre, persuadée que je manquerais mon train. J’ai fait oui de la tête. Il m’a alors demandé, en me regardant droit dans les yeux « Say a prayer for me. »
J’ai couru pour ne pas rater le train. Et une fois assise, je l’ai fait.
Demain, je vais chercher ma fille. Un jour, je lui montrerai cette histoire. En lui expliquant qu’au delà de l’argent, parfois les gens ont besoin d’un peu de compassion, de chaleur humaine et d’une prière, peu importe le dieu à qui on l’adresse et la forme qu’elle prend. J’ose croire que ma prière a été entendue et qu’il a trouvé l’argent ou le soulagement nécessaire. Je veux le croire. Et tant pis si il m’a menée en bateau. Parfois, il faut prendre le risque que ce soit vrai. Ça fait du bien à l’âme.