L’autre

Il était affalé sur la boîte du téléphone. Savez, ces boîtes laides de Bell qui ont l’air de pousser sur les murs des stations de métro, ou dans les halls d’hôtel? Drôle d’endroit pour s’affaler. Debout dans le wagon du métro arrêté encore une fois à l’heure de pointe, je regardais distraitement les gens qui venaient de sortir à la station Rosemont, pressés de retourner à la maison, retrouver un amoureux, des enfants, un chat, un chien. À la limite, un poisson rouge.

Pas lui. Il était affalé sur la boîte téléphonique. Était-il sorti en même temps que les autres? Était-il déjà là quand nous étions arrivés? Et le métro, portes grandes ouvertes, ne repartait toujours pas. Je le regardais, incapable de détacher mon regard de cet homme d’âge mur, affalé. Quelque chose ne cliquait pas. Je ne savais pas quoi, mais un détail accrochait.

Puis j’ai compris. Ce léger mouvement d’épaule, c’est le mouvement qu’on fait quand on retient à grand peine ses larmes. Quand on étouffe par en dedans pour ne pas hurler. Il a relevé la tête, a essuyé ses yeux, puis a pris son front dans sa main. Toute la douleur du monde était dans ce geste.

Instinctivement, je suis sortie. Pour aller vers lui. Quelque chose dans son attitude criait à l’aide. J’ai fait quelques pas, il a levé les yeux, et a secoué la tête. Pour me dire de ne pas approcher. J’ai laissé partir le métro, en me disant que j’attraperais le suivant, que j’avais du temps. J’ai continué à le regarder, sans un mot.

J’ai pris le métro suivant. Il n’avait pas bougé. J’ai continué mon chemin, la tête pleine de questions. Pas par curiosité, non. Je me suis demandé quelle mauvaise nouvelle avait pu réduire cet homme à étaler pudiquement sa douleur, comme si elle l’empêchait d’avancer, de sortir de cette station bondée à l’heure de pointe.

Son amoureuse venait-elle de lui dire que tout était fini? Venait-il d’apprendre le décès d’un proche?

Dans un très mauvais scénario de film, ça commencerait ainsi:  » Terrassé par la nouvelle, il était incapable de bouger, peinant à reprendre son souffle… »

Sauf que ce n’était pas un mauvais scénario de film. Juste une « scène de la vie quotidienne » dans le métro. Et son regard me suit encore…

5 réponses sur “L’autre”

  1. Immensément triste.

    Et puis pas facile de faire le pas vers un inconnu qui souffre. On se dit tous que c’est naturel mais je ne suis pas sûre que ce soit si facile que ça.
    Peut-être que cet homme se souviendra une fois sa douleur et sa peine apaisées, qu’une femme au milieu de tout le monde a voulu l’aider. Il ne pouvait pas recevoir à ce moment là mais ça va peut-être l’aider plus tard.
    En tous cas, chapeau.

  2. L’an dernier dans le train de banlieu, une dame a pleuré (pratiquement à sanglots) tout le long du voyage qui dure 45 minutes. J’ai pas osé aller la trouver. Je ne l’ai jamais revu. J’ai encore son visage en tête et j’ai toujours regretté de ne pas avoir été la trouver. Je ne sais quelle mauvaise nouvelle elle avait eue dans la journée, mais c’était grave. Je ne sais pas ce qui nous paralyse de s’approcher, car c’est là qu’on a le plus besoin d’aide….

  3. Je te trouve courageuse et généreuse. Je n’aurais jamais été capable d’aller vers lui. Gêne ? Individualisme ? Peur ? Je ne pourrais même pas dire.

  4. @Mijo: j’aime à penser que je n’étais pas la seule, dans ce métro bondé, à avoir envie de partager sa peine.
    @Chantale: on a peur de la peine et de la souffrance. Peur que ce soit contagieux, j’imagine. Et bienvenue sur ce patio!
    @Suzon: je ne sais pas pourquoi, mais je pense que, dans les mêmes circonstances, tu aurais fait la même chose. Ce n’est pas du courage, ni de l’altruisme. Juste de la compassion, et mon petit doigt me dit que tu n’en es pas dépourvue!
    @Johanne: tu l’aurais fait. Toi, je te connais. Je sais 🙂

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