Être quinquagénaire, c’est se rappeler qu’on a été élevée avec des valeurs fondamentales: l’honnêteté, l’intégrité, la reconnaissance et le don de soi. Et essayer de mettre ces valeurs en pratique tous les jours, même quand c’est difficile, même quand on a l’impression d’être la seule à les pratiquer.
Le soir, j’arrête toujours au dépanneur de la gare du train du retour. Tenu par deux frères, européens, d’un certain âge pour ne pas dire d’un âge certain. Depuis le temps, on a développé nos petites habitudes: quelques fois, je leur demande de me vendre le billet gagnant du 6/49, en leur promettant un voyage dans le Sud si jamais je gagne le gros lot. À chaque fois, quand je vérifie si la chance m’a enfin choisie, je leur fais la même remarque qu’en fait de Sud, c’est Longueuil qui nous attend s’ils ne font pas un effort. Quand je sors plus tôt, ou plus tard, ils commentent sur le fait que ce ne sont pas des horaires pour une maman. En hiver, leur kiosque est au milieu des grands vents glaciaux. En été, ils s’épongent au soleil qui plombent dans leur dos. Mais hiver comme été, ils sont souriants, gentils, attentionnés.
En début de semaine, arrivée à la dernière minute, j’arrête chercher un paquet de mouchoirs, tend un 20$ et reprend la monnaie que le plus âgé des deux me redonne et je m’engouffre dans le train. Ce n’est que rendue à la maison que j’ai réalisé qu’il m’avait redonné 5$ en trop.
J’aurais pu ne rien dire. J’en étais bien incapable. À eux deux, ils ne doivent pas gagner le tiers de mon salaire. Et ils le gagnent dans des conditions que je ne supporterais pas. Vous me direz que 5$, ce n’est rien, mais quand on gagne sa pitance dans de pareilles conditions, ce n’est pas rien.
Hier, comme j’étais en avance, j’ai tendu le 5$ en lui disant que si sa caisse ne balançait pas depuis mardi, c’était parce qu’il m’avait remis trop d’argent. Il m’a regardé, yeux grands grands grands, et a pris l’argent. Puis, il a crié à son frère, qui était un peu plus loin, de venir ici. Dans une langue que je ne comprends pas, il lui a dit quelques mot. Alors le plus âgé des deux s’est approché de moi, a pris ma main et y a déposé un baiser. En me disant que lui et son frère étaient touchés par mon honnêteté, et qu’ils aimeraient bien que j’accepte une barre de chocolat…
Je me suis questionnée tout le long du trajet du retour. Touchés par mon honnêteté? Est-ce à ce point rare? J’aurais fait la même chose à l’épicerie. Bien sûr, mon Provigo n’est en rien comparable à ce petit dépanneur, mais c’est souvent la caissière qui verra son chèque de paye amputé du montant manquant dans sa caisse à la fin de la journée. Pourquoi je la pénaliserais? Et si c’était moi? J’aimerais bien qu’on me remette l’argent manquant. Le montant importe peu, c’est le principe qui compte.
J’ai raconté l’anecdote à Merveilleuse merveille ce matin. Qui m’a dit qu’elle, elle aurait gardé l’argent. Ai-je manqué à ce point son éducation? Je lui ai expliqué pourquoi j’avais agi ainsi, et que je souhaitais qu’elle réfléchisse, elle aussi, à comment elle réagirait si c’était elle à qui il manquait de l’argent. Elle m’a regardé, puis m’a dit… « ben là, 5$, maman, c’est rien! »
Ont-ils donc si peu la notion de l’argent? Les a-t-on trop gâtés? Je me questionne. Mais je n’ai pas de réponse. Ça me chicote. Est-ce une divergence de valeurs, ou simplement un choc des générations? J’ai lu, je ne sais plus ou, qu’ils ne faut jamais oublier que nos enfants rois seront demain ceux qui prendront soin de nous quand nous serons vieux. J’avoue: ça me fait peur.