Demain, cela fera 14 ans que mon père est décédé. La douleur est moins vive, mais les évènements des derniers jours me replongent à plein dans ce qui fut la période la plus difficile de mon existance.
L’odeur de l’hôpital, la chaleur moite, tout revient. Pourtant, depuis le décès de mon père, je ne suis jamais allée au colombarium me recueillir sur ses cendres. Même au salon funéraire, où le cercueil était fermé, cette longue boîte de bois était vide pour moi. Dès sa mort, son corps terreste n’existait plus, mais son âme flottait tout près. Elle flotte encore parfois à l’occasion, quand j’ai du chagrin ou quand il m’arrive quelque chose d’extraordinaire. Son âme était avec moi quand j’ai eu merveilleuse merveille. Pas pendant l’accouchement, non, mais une fois à ma chambre, alors que Mammouth était reparti se reposer à la maison et qu’on me l’a ramenée pour son boire en plein milieu de la nuit. La petite lumière de la veilleuse éclairant faiblement, je me suis mise à lui chanter la chanson qu’il me chantait toujours quand j’étais petite – Souvenir d’un vieillard. Et alors que pendant toute ma grossesse, je ne pouvais écouter cette chanson sans pleurer comme une madeleine, cette nuit-là, c’est avec sérénité que je lui ai chanté, et que je lui chante toujours d’ailleurs.
Merveilleuse merveille a toujours su qu’elle avait un grand-papa Charles. Petite, elle faisait des cauchemars, et je me suis mise à lui dire de demander à grand-papa Charles de les apporter avec lui. Pour elle, les morts sont dans un avion, je ne sais pas pourquoi. Et d’après ce qu’elle raconte, ils se font un méchant party dans leur jet stellaire! Il y a mon père, bien sûr, et ma grand-mère, Grand-maman Hélène, qui donne des recettes de galettes.
Cet après-midi, il a reçu le dernier verdict. Le cancer s’est généralisé, et c’est vraiment une question de temps. Ma mère a beaucoup pleuré après lui avoir parlé au téléphone. Merveilleuse merveille s’est alors approché doucement, a pris sa grand-maman dans ses bras et l’a consolée du mieux qu’elle pouvait. Puis, pendant que maman se préparait à partir pour l’hôpital, elle m’a demandée, droit dans les yeux, si il allait mourir. Je ne pouvais pas lui mentir, alors j’ai dit oui. Merveilleuse merveille s’est mise à pleurer, en disant qu’elle n’aurait plus de grand-père et qu’elle avait peur que grand-maman parte aussi, parce qu’elle aussi était vieille. Un gros chagrin d’enfant, inconsolable. Une première vraie peine. Je l’ai rassurée du mieux que j’ai pu, mais quand on a soi-même le coeur brisé, c’est difficile. Partager des larmes, parfois, ça peut aussi consoler. Et j’ai demandé à Grand-papa Charles, dans le secret de mon coeur, de faire en sorte que tout se passe bien. Pour lui, pour ma mère, et pour nous tous. Et je lui ai aussi demandé de consoler sa petite-fille qu’il aurait tant aimé.
À 5 ans, on oublie vite. Mais ce soir, elle m’a dit qu’elle savait que son Oyé irait rejoindre grand-papa Charles dans l’avion, et qu’ils auraient beaucoup de plaisir ensemble. Non, je n’ai pas une nature ésotérique, je ne sais pas vraiment si je crois à la vie après la mort, mais je ne crois pas aux esprits malfaisants. Mais cette toute petite phrase m’a apaisée. Demain, j’irai à l’hôpital avec elle. Il est encore assez bien, et quand nous y sommes allées, plus tôt cette semaine, elle a eu un peu peur, parce qu’il était intubé. Les tubes ont été retirés, et elle pourra lui faire un câlin. Nous en avons tous besoin, je crois.
Et puis j’irai au colombarium, seule. Pour la première fois, je ressens le besoin de poser ma main sur la plaque qui identifie mon père et son passage sur la terre. Question d’aller puiser une dose de courage supplémentaire.
Merci à tous ceux qui me laissent des mots d’encouragements. Ils sont appréciés, croyez-moi. Merci aussi à ceux qui me lisent, sans laisser de trace. J’écris d’abord pour évacuer le trop-plein, et je comprends que la pudeur s’exprime aussi dans le silence.